lundi 22 octobre 2012

L'heure du berger


L'heure du berger de Paul Verlaine(1844-1896)



La lune est rouge au brumeux horizon ;
Dans un brouillard qui danse, la prairie
S'endort fumeuse, et la grenouille crie
Par les joncs verts où circule un frisson ;

Les fleurs des eaux referment leurs corolles ;
Des peupliers profilent aux lointains,
Droits et serrés, leur spectres incertains ;
Vers les buissons errent les lucioles ;

Les chats-huants s'éveillent, et sans bruit
Rament l'air noir avec leurs ailes lourdes,
Et le zénith s'emplit de lueurs sourdes.
Blanche, Vénus émerge, et c'est la Nuit.

Rossignol


Rossignol de Paul Verlaine(1844-1896)


Comme un vol criard d'oiseaux en émoi,
Tous mes souvenirs s'abattent sur moi,
S'abattent parmi le feuillage jaune
 Luscinia lusciniaDe mon coeur mirant son tronc plié d'aune
Au tain violet de l'eau des Regrets,
Qui mélancoliquement coule auprès,
S'abattent, et puis la rumeur mauvaise
Qu'une brise moite en montant apaise,
S'éteint par degrés dans l'arbre, si bien
Qu'au bout d'un instant on n'entend plus rien,
Plus rien que la voix célébrant l'Absente,
Plus rien que la voix -ô si languissante!-
De l'oiseau qui fut mon Premier Amour,
Et qui chante encore comme au premier jour;
Et, dans la splendeur triste d'une lune
Se levant blafarde et solennelle, une
Nuit mélancolique et lourde d'été,
Pleine de silence et d'obscurité,
Berce sur l'azur qu'un vent doux effleure
L'arbre qui frissonne et l'oiseau qui pleure.

Chanson d'automne


Chanson d'automne de Paul Verlaine(1844-1896)

Les sanglots longs

Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,
Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.



Au petit bonheur


Au petit bonheur de Norge(1898-1990)

Rien qu'un petit bonheur,Suzette,
Un petit bonheur qui se tait.
Le bleu du ciel est de la fête,
Rien qu'un petit bonheur secret.

Il monte!C'est une alouette,
et puis voilà qu'il disparaît.
Le bleu du ciel est de la fête
Il chante,il monte,il disparaît.

Mais si tu l'écoutes,Suzette,
Si,dans tes paumes,tu le prends,
comme un oiseau tombé des crêtes,
petit bonheur deviendra grand 



Je suis comme je suis


Je suis comme je suis de Jacques Prévert(1900-1977)

Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Description de cette image, également commentée ci-aprèsEst-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime à chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi

Je suis faite pour plaire
Et n'y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m'est arrivé
Oui j'ai aimé quelqu'un
Oui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n'y puis rien changer.

LES GRENADES


LES GRENADES de Paul Valéry(1871-1945)

Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes !
Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entre-bâillées,
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,
Et que l’or sec de l’écorce
Fichier:Grenade (1).JPG

Aube


Aube de Arthur Rimbaud(1854-1891)


J'ai embrassé l'aube d'été.
Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route 
du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes 
se levèrent sans bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. 
A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre,
je la chassais.

En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu
son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.


A une raison


A une raison de Arthur Rimbaud(1854-1891)

Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvelle amour ! Ta tête se retourne ,-le nouvelle amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps », te chantent ces enfants.
 « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.

D’un vanneur de blé aux vents


D’un vanneur de blé aux vents de Joachim de Bellay(1522-1560)
A vous troupe légère,
Qui d’aile passagère
Par le monde volez,
 Plants de bléEt d’un sifflant murmure
L’ombrageuse verdure
Doucement ébranlez,

J’offre ces violettes,
Ces lis et ces fleurettes,
Et ces roses ici,
Ces vermeillettes roses,
Tout fraîchement écloses,
Et ces œillets aussi.

De votre douce haleine
Eventez cette plaine,
Eventez ce séjour :
Cependant que j’ahanne
A mon blé que je vanne
A la chaleur du jour.

Chanson


Chanson de Charles d’Orléans(1394-1406)

Que me conseillez-vous, mon cœur ?
Irai-je par devers la belle
Lui dire la peine mortelle
Que souffrir pour elle en douleur ?

Pour votre bien et son honneur,
C’est droit que votre conseil cèle.
Que me conseiller-vous, mon cœur,
Irai-je par devers belle ?

Si pleine la sais de douceur
Que trouverai merci en elle,
Tôt en aurez bonne nouvelle.
J’y vais, n’est-ce pour le meilleur ?
Que me conseiller-vous mon cœur ?

mardi 16 octobre 2012

Les Coquillages


Les Coquillages


Chaque coquillage incrusté
Dans la grotte où nous nous aimâmes
A sa particularité.
L'un a la pourpre de nos âmes
Dérobée au sang de nos cœurs.Quand je brûle et que tu t'enflammes ;
Cet autre affecte tes langueurs
Et tes pâleurs alors que, lasse,
Tu m'en veux de mes yeux moqueurs ;
Celui -ci contrefait la grâce
De ton oreille, et celui-là
Ta nuque rose, courte et grasse ;
Mais un, entre autres, me troubla.
                                                 

                                          De Paul Verlaine


Clair de lune


Clair de lune


Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.
Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,
Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.
Paul Verlaine, Fêtes galantes

La Seine a rencontré Paris


La Seine a rencontré Paris


 Qui est la
Toujours là dans la ville
Et qui pourtant sans cesse arrive
Et qui pourtant sans cesse s’en va

C’est un fleuve
répond un enfant
un devineur de devinettes
Et puis l’œil brillant il ajoute
Et le fleuve s’appelle la Seine
Quand la ville s’appelle Paris
et la Seine c’est comme une personne
Des fois elle court elle va très vite
elle presse le pas quand tombe le soir
Des fois au printemps elle s’arrête
et vous regarde comme un miroir
et elle pleure si vous pleurez
ou sourit pour vous consoler
et toujours elle éclate de rire
quand arrive le soleil d’été
La Seine dit un chat
c’est une chatte
elle ronronne en me frôlant

Ou peut-être que c’est une souris
qui joue avec mois puis s’enfuit
La Seine c’est une belle fille de dans le temps
une jolie fille du French Cancan
dit un très vieil Old Man River
un gentleman de la misère
et dans l’écume du sillage
d’un lui aussi très vieux chaland
il retrouve les galantes images
du bon vieux temps tout froufroutant

La Seine
dit un manœuvre
un homme de peine de rêves de muscles et de sueur
La Seine c’est une usine
La Seine c’est le labeur
En amont en aval toujours la même manivelle
des fortunes de pinard de charbon et de blé
qui remontent et descendent le fleuve
en suivant le cours de la Bourse
des fortunes de bouteilles et de verre brisé
des trésors de ferraille rouillée
de vieux lits-cages abandonnés
ré-cu-pé-rés
La Seine
c’est une usine
même quand c’est la fraicheur
c’est toujours le labeur
c’est une chanson qui coule de source
Elle a la voix de la jeunesse
dit une amoureuse en souriant
une amoureuse du Vert-Galant
Une amoureuse de l’île des cygnes
se dit la même chose en rêvant

La Seine
je la connais comme si je l’avais faite
dit un pilote de remorqueur au bleu de chauffe
tout bariolé
tout bariolé de mazout et de soleil et de fumée
Un jour elle est folle de son corps
elle appelle ça le mascaret
le lendemain elle roupille comme un loir
et c’est tout comme un parquet bien briqué
Scabreuse dangereuse tumultueuse et rêveuse
par-dessus le marché
Voilà comment qu’elle est
Malice caresse romance tendresse caprice
vacherie paresse
Si ça vous intéresse c’est son vrai pedigree

La Seine
c’est un fleuve comme un autre
dit d’une voix désabusée un monsieur correct et
blasé
l’un des tout premiers passagers du grand tout
dernier bateau-mouche touristique et pasteurisé
un fleuve avec des ponts des docks des quais
un fleuve avec des remous des égouts et de temps à
autre un noyé
quand  ce n’est pas un chien crevé
avec des pécheurs à la ligne
et qui n’attrapent rien jamais
un fleuve comme un autre et je suis le premier à le
déplorer

Et la Seine qui l’entend sourit
et puis s’éloigne en chantonnant
Un fleuve comme un autre comme un autre comme
un autre
un cours d’eau comme un autre cours d’eau
d’eau des glaciers et des torrents
et des lacs souterrains et des neiges fondues
des nuages disparus
Un fleuve comme un autre
comme la Durance ou le Guadalquivir
ou l’Amazone ou la Moselle
le Rhin la Tamise ou le Nil
Un fleuve comme le fleuve Amour
comme le fleuve Amour
chante la Seine épanouie
et la nuit la Voix lactée l’accompagne de sa tendre
rumeur dorée
et aussi la voix ferrée de son doux fracas coutumier

Comme le fleuve Amour
vous l’entendez la belle
vous l’entendez roucouler
dit un grand seigneur des berges
un estivant du quai de la Râpée
le fleuve Amour tu parles si je m’en balance
c’est pas un fleuve la Seine
c’est l’amour en personne
c’est ma petite rivière à moi
mon petit point du jour
mon petit tour du monde
les vacances de ma vie
Et le Louvre avec les Tuileries la Tour Eiffel la Tour
Pointue et Notre-Dame de l’Obélisque
la gare de Lyon ou d’Austerlitz
c’est mes châteaux de la Loire
la Seine
c’est ma Riviera
et moi je suis son vrai touriste

Et quand elle coule froide et nue en hurlante plainte
contre inconnu
faudrait que j’aie mauvaise mémoire
pour l’appeler détresse misère ou désespoir
Faut tout de même pas confondre les contes de fées et
les cauchemars
Aussi
quand dessous le Pont-Neuf le vent du dernier jour
soufflera ma bougie
quand je me retirerai des affaires de la vie
quand je serai définitivement à mon aise
au grand palace des allongés
à Bagneux au Père-Lachaise
je sourirai et me dirai

Il était une fois la Seine
il était une fois
il était une fois l’amour
il était une fois le malheur
et une autre fois l’oubli

Il était une fois la Seine
il était une fois la vie

Jacques Prévert(1900-1977)

Ma seule amoure...


Ma seule amoure...
Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse,
Salut d'Amour Puisqu'il me faut loin de vous démontrer,
Je n’ai plus riens, à me réconforter,
Qu'un souvenir pour retenir liesse.

En allégeant, par Espoir, ma détresse,
Me conviendra le temps ainsi passer,
Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse,
Puisqu'il me faut loin de vous démontrer.

Car mon las coeur, bien garni de tristesse,
S'en est voulu avec que vous allez,
Ne je ne puis jamais le recouvrer,
Jusques verrai votre belle jeunesse,
Ma seule amour, ma joie et ma maîtresse.

                      Charles d’Orléans(1394-1465)



Le printemps


Le printemps

 Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie
Et s'est vêtu de broderies,
De soleil luisant, clair et beau.

Il n'y a ni bête, ni oiseau
Qu'en son langage ne chante ou crie
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie.

Rivières, fontaines et ruisseaux
Portent en livrée jolie,
Gouttes d'argent, d'orfèvrerie
Chacun s'habille de nouveau.

                                                      
                       
                                       Charles d’Orléans(1394-1465)

Le beau soleil, le jour saint Valentin


Le beau soleil, le jour saint Valentin
Soleil wiki.jpgLe beau soleil, le jour saint Valentin,
Qui apportait sa chandelle allumée,
N'a pas longtemps entra un bien matin
Privement en ma chambre fermée.
Celle clarté qu'il avait apportée,
Si m'éveilla du somme de souci
Ou j'avait toute la nuit dormi
Sur le dur lit d’ennuyeuse pensée.

Ce jour aussi, pour partir leur butin
Les biens d'Amours, faisaient assemblée
BigPinkHeart.jpg Tous les oiseaux qui, parlant leur latin,
Croient fort, demandant la livrée
Que Nature leur avait ordonnée
C'était d'un père  comme chacun choisi.
Si ne me peu rendormir, pour leur cri,
Sur le dur lit d’ennuyeuse pensée.

Lors en mouillant de larmes mon coussin 
Je regrettai ma dure destinée,
Disant : " Oiseaux, je vous vois en chemin
De tout plaisir et joie désirée.
Chacun de vous a père qui lui agréé,
Et point n'en ai, car Mort, qui m'a trahi,
peins mon père dont en deuil je langui 
Sur le dur lit d’ennuyeuse pensée. "

ENVOI

Saint Valentin choisissent ceste année
Ceux et celles de l'amoureux parti.
Seul me tendrai, de confort dégarni,
Sur le dur lit d’ennuyeuse pensée.

Charles d’Orléans(1394-1465)

Mon coeur m'a fait commandement


Mon coeur m'a fait commandement
Mon coeur m'a fait commandement
De venir vers votre jeunesse,
Belle que j'aime loyalement,
Comme doit faire ma princesse.
Se vous demandés : " Pour quoi esse ?
C'est pour savoir quant vous plaira
Alléger sa dure détresse
Ma dame, le saurai-je ?

Dites le par votre serment !
Je vous fais légale  promesse
Nul ne le saura, seulement
Fors que lui pour avoir laissé.
Or lui montrés qu'estes maîtresse 
Et lui mandez qu'il guérira,
Ou s'il doit mourir de détresse !
Madame, le saurai-je ?

Penser ne porroit nullement
Que la douleur, qui tant le blesse,
Ne vous déplaise aucunement.
Or faites dont tant qu'elle cesse
Et le remettre en l'adresse
D'espoir, dont il partit pie ça !
Répondez sans que plus vous presse !
Madame le saurai-je ?

                                     Charles d’Orléans (1394-1465)

Qui a toutes ses hontes bleues


Qui a toutes ses hontes bleues
Qui a toutes ses hontes bleues,
Il ne lui chaut que l'en lui dire,
Il laisse passer moquerie 
Devant ses yeux, comme les nues.

S'on le hue par my les rues,
La teste hoche a chiere lie.
Qui a toutes ses hontes bleues,
Il ne lui chaut que l'en lui dire.

Truffes sont vers lui bien venues ;
Quant gens rient, il faut qu'il rie ;
Rougir on ne le feroit mie ;
Contenances n'a point perdues,
Qui a toutes ses hontes bleues.
       Charles d‘Orléans  (1394-1465)

Le temps a laissé son manteau...


Le temps a laissé son manteau...

Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie
De soleil luisant et beau.

Il n’y a bête ni oiseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie:
    Le temps a laissé son manteau...

Rivière, fontaine et ruisseau
Portant, en livrée jolie,
Gouttes d’argent d’orfèvrerie;
Chacun s’habille de nouveau.

Le temps a laissé son manteau...


                         Charles d’Orléans

Dans Paris


Dans Paris
Paul Eluard

Dans Paris il y a une rue;
Dans cette rue il y a une maison;
Dans cette maison il y a un escalier;
Dans cet escalier il y a une chambre;
Dans cette chambre il y a une table;
Sur cette table il y a un tapis;
Sur ce tapis il y a une cage;
Dans cette cage il y a un nid;
Dans ce nid il y a un œuf,
Dans cet œuf il y a un oiseau.
L'oiseau renversa l'œuf;
L'œuf renversa le nid;
Le nid renversa la cage;
La cage renversa le tapis;
Le tapis renversa la table;
La table renversa la chambre;
La chambre renversa l'escalier;
L'escalier renversa la maison;
la maison renversa la rue;
la rue renversa la ville de Paris.


La tour Eiffel (au premier plan) et les gratte-ciel de la Défense (à l'arrière-plan) dominent Paris et sa banlieue ouest.

Inventaire


Inventaire

Fichier:SH5 - Inventaire.pngUne pierre
deux maisons
trois ruines
quatre fossoyeurs
un jardin
des fleurs

un raton laveur

une douzaine d'huîtres un citron un pain
un rayon de soleil

une lame de fond
six musiciens
une porte avec son paillasson
un monsieur décoré de la légion d'honneur

un autre raton laveur

un sculpteur qui sculpte des Napoléon
la fleur qu'on appelle souci
deux amoureux sur un grand lit
un receveur des contributions une chaise trois dindons
un ecclésiastique un furoncle
une guêpe
un rein flottant
une écurie de courses
un fils indigne deux frères dominicains trois sauterelles un strapontin
deux filles de joie un oncle Cyprien
une Mater dolorosa trois papas gâteau deux chèvres de Monsieur Seguin
un talon Louis XV
un fauteuil Louis XVI
un buffet Henri II deux buffets Henri III trois buffets Henri IV
un tiroir dépareillé
une pelote de ficelle deux épingles de sûreté un monsieur âgé
une Victoire de Samothrace un comptable deux aides-comptables
   un homme du monde deux chirurgiens trois végétariens
un cannibale
une expédition coloniale un cheval entier une demi-pinte de bon
   sang une mouche tsé-tsé
un homard à l'américaine un jardin à la française
deux pommes à l'anglaise
un face-à-main un valet de pied un orphelin un poumon d'acier
un jour de gloire
une semaine de bonté
un mois de Marie
une année terrible
une minute de silence
une seconde d'inattention
et ...

cinq ou six ratons laveurs

un petit garçon qui entre à l'école en pleurant
un petit garçon qui sort de l'école en riant
une fourmi
deux pierres à briquet
dix-sept éléphants un juge d'instruction en vacances assis sur un pliant
un paysage avec beaucoup d'herbe verte dedans
une vache
un taureau
deux belles amours trois grandes orgues un veau marengo
un soleil d'Austerlitz
un siphon d'eau de Seltz
un vin blanc citron
un Petit Poucet un grand pardon un calvaire de pierre une échelle de corde
deux soeurs latines trois dimensions douze apôtres mille et une nuits
   trente-deux positions six parties du monde cinq points cardinaux
   dix ans de bons et loyaux services sept péchés capitaux deux doigts
   de la main dix gouttes avant chaque repas trente jours de prison
   dont quinze de cellule cinq minutes d'entr'acte

et ...

plusieurs ratons laveurs.




Jacques Prévert

Chanson des Escargots Qui Vont à l'Enterrement


Chanson des Escargots
Qui Vont à l'Enterrement

A l'enterrement d'une feuille morte
Deux escargots s'en vont
Ils ont la coquille noire
Du crêpe autour des cornes
Ils s'en vont dans le noir
Un très beau soir d'automne
Hélas quand ils arrivent
C'est déjà le printemps
Les feuilles qui étaient mortes
Sont toutes ressuscitées
Et les deux escargots

Sont très désappointés
Mais voilà le soleil
Le soleil qui leur dit
Prenez prenez la peine
La peine de vous asseoir
Prenez un verre de bière
Si le coeur vous en dit
Prenez si ça vous plaît
L'autocar pour Paris
Il partira ce soir
Vous verrez du pays
Mais ne prenez pas le deuil
C'est moi qui vous le dis
Ça noircit le blanc de l'oeil
Et puis ça enlaidit
Les histoires de cercueils
C'est triste et pas joli
Reprenez vos couleurs
Les couleurs de la vie
Alors toutes les bêtes
Les arbres et les plantes
Se mettent à chanter
A chanter à tue-tête
La vraie chanson vivante
La chanson de l'été
Et tout le monde de boire
Tout le monde de trinquer
C'est un très joli soir
Un joli soir d'été
Et les deux escargots
S'en retournent chez eux
Ils s'en vont très émus
Ils s'en vont très heureux
Comme ils ont beaucoup bu
Ils titubent un p'tit peu
Mais là-haut dans le ciel
La lune veille sur eux.

Jacques Prévert

Chez la Fleuriste


Chez la Fleuriste

Fichier:Keukenhof tulipes roses et vertes.JPGUn homme entre chez une fleuriste
et choisit des fleurs
la fleuriste enveloppe les fleurs
l'homme met la main à sa poche
pour chercher l'argent
l'argent pour payer les fleurs
mais il met en même temps
subitement
la main sur son cœur
et il tombe


En même temps qu'il tombe
l'argent roule à terre
et puis les fleurs tombent
en même temps que l'homme
en même temps que l'argent
et la fleuriste reste là
avec l'argent qui roule
avec les fleurs qui s'abîment
avec l'homme qui meurt
évidemment tout ça est très triste
et il faut qu'elle fasse quelque chose
la fleuriste
mais elle ne sait pas comment s'y prendre
elle ne sait pas
par quel bout commencer

Il y a tant de choses à faire
avec cet homme qui meurt
ces fleurs qui s'abîment
et cet argent
cet argent qui roule
qui n'arrête pas de rouler.

Jacques Prévert

Déjeuner du Matin


Déjeuner du Matin

Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres

Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s'est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis
Son manteau de pluie
Parce qu'il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j'ai pris
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré.

Jacques Prévert

Familiale



Familiale

La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu'est-ce qu'il fait le père?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre

Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu'est-ce qu'il trouve le fils?
Il ne trouve rien absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça tout naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière.

                                          Jacques Prévert

Pour Toi Mon Amour


Pour Toi Mon Amour

Oiseau à longue queue, blanc et noir à reflets métalliques bleutésJe suis allé au marché aux oiseaux
       Et j'ai acheté des oiseaux
                  Pour toi
                mon amour
Je suis allé au marché aux fleurs
       Et j'ai acheté des fleurs
                  Pour toi

                mon amour
Je suis allé au marché à la ferraille
       Et j'ai acheté des chaînes
            De lourdes chaînes
                  Pour toi
                mon amour
Et puis je suis allé au marché aux esclaves
                  Et je t'ai cherchée
           Mais je ne t'ai pas trouvée
                mon amour.


Jacques Prévert


Un boeuf gris


Un boeuf gris
Un boeuf gris de la Chine,
Couché dans son étable,
Bydlo wegierskie stepowe 2.jpgAllongé son échine
Et dans le même instant
Un boeuf de l'Uruguay
Se retourne pour voir
Si quelqu'un a bougé.
Vole sur l'un et l'autre
A travers jour et nuit
L'oiseau qui fait sans bruit
Le tour de la planète
Et jamais ne la touche
Et jamais ne s'arrête.
Jules Supervielle (1884 - 1960)